Cette courte nouvelle a été écrite à plusieurs au sein de notre rers (pour plus de détails sur les rers, lire l’article ‘rester isolé ou choisir la réciprocité ?’). C’est une nouvelle dont la consigne était : « Le train 6582 s’arrêtera exceptionnellement. Éloignez-vous de la bordure du quai. » Cette nouvelle contient du cauchois, le patois local. Gare de Rouen, le 17 mars 2013 en direction du Havre. Dans le compartiment deuxième classe n° 33 du train 6582, 4 passagers scrutent attentivement le quai, dans ce train immobile depuis bientôt 45 minutes. Des clameurs s’élèvent du quai ; un homme de la CGT, un porte-voix à la main fait part des revendications des cheminots. Les employés de la SNCF scandent avec lui : 10 % d’augmentation, 2 contrôleurs supplémentaires par train, 10 % d’augmentation… Accoudée à la vitre une femme, Gertrude, tirée à 4 épingles lève la tête. Elle est vêtue d’un tailleur beige, et porte un chapeau bleu assorti à ses yeux et des escarpins vernis. Elle s’exclame : « Que se passe-t-il ? » Le jeune homme en face d’elle lui répond : « Je me présente, Madame, je me prénomme Gaspard et j’ai entendu dire que sur cette ligne, hier, une femme de 50 ans a agressé à coups de parapluie un contrôleur qui lui réclamait son billet ; il est encore à l’hôpital. » . Déroutée, Gertrude se redresse et répond : « on est en sécurité nulle part, quelle époque!». Elle se dit en elle-même ; heureusement ce jeune homme a l’air très bien il fait très figure de mode avec ses cheveux mi-longs, mais au moins il est correct. Elle tourne mélancoliquement son alliance, témoin du bonheur passé ; elle veille du coin de l’œil à ce que son panier d’osier, recouvert d’une serviette à carreaux rouge et blanc posé à côté d’elle, ne gêne pas son voisin qui à l’air fort sérieux. Il sent le tabac froid et les nuits d’insomnie. Il a les cheveux grisonnants, est vêtu d’un costume de tweed marron. Il feuillette le Monde diplomatique distraitement. À l’entrée du compartiment, est affalé, les pieds sur la banquette, blouson de cuir noir, baggy en jean, un adolescent. Il sort de son sac à dos une enceinte Blue tooth. Il est indifférent à tout ce qui se passe. Gaspard, ongles limés et soignés tapote le clavier d’un iPhone « dernier cri ». Il est d’une beauté glaciale, le nez busqué, des lèvres charnues : seuls d’adorables fossettes et le sourire amusé qu’il a en regardant Gertrude et l’adolescent rendent son visage humain et abordable. « Quelles belles dents ! « pense Gertrude. L’agitation sur le quai est à son comble, la direction arrive accompagnée de policiers et fait évacuer, non sans résistance, les manifestants. Une dizaine de minutes plus tard, le train se met en marche. L’adolescent fait arracher de son enceinte Blue tooth, 10 watts efficace d’un rap agressif. Tout le wagon sursaute, seul l’homme en tweed ose intervenir : «Merci de respecter les passagers, Monsieur. Vous n’êtes pas seul ici. Vous pouvez éteindre cette musique et enlever vos pieds de la banquette.» Le jeune grommèle : « fait chier vieux con !, tout en sortant de son blouson un casque qu’il branche sur son téléphone portable. Même en sourdine, les basses envahissent l’atmosphère, ce qui énerve au plus haut point Gaspard, fan de jazz et de Mozart. Chacun prend sur lui et le train se dirige vers Yvetot. À ce moment, la porte du compartiment s’ouvre et le contrôleur entre. Il se dirige vers Gertrude, qui pousse son précieux panier pour le laisser passer. « Vos billets s’il vous plait. » Elle hausse la tête et le regarde un peu perdue. « Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-elle à haute voix. « Ah !, mon billet…. ». Elle reprend ses esprits et lui sourit, enlève ses gants et cherche son sac. Elle sait exactement où elle a mis son billet, rangé méticuleusement, dans la fente en daim, là où elle garde aussi sa lime à ongles. Elle le sort et le tend d’une main bien blanche et maigre parfaitement manucurée sentant bon le savon et la lavande. Le contrôleur la remercie. L’homme en tweed à côté d’elle tend le sien. Puis c’est au tour du rappeur. « Monsieur », le contrôleur hausse la voix. Gertrude sursaute. Elle est un peu sourde, mais elle trouve le ton du contrôleur un peu fort. Le rappeur n’en a rien à cirer, à fond dans son rap. « Monsieur, votre billet. » En attendant, Gaspard, à côté du rappeur, sort le sien. « Monsieur » le contrôleur se dirige à nouveau vers le rappeur. Le rappeur déchire ses écouteurs. « Le train va même pas m’amener à l’heure à mon rancard Je ne paie pas pour un train qui a une plombe de r’tard, » et il projette son menton dans un geste de défiance, et remet ses écouteurs. « Excusez-moi, Monsieur, » insiste le contrôleur Le rappeur fait semblant de ne pas entendre. Le contrôleur énervé sort en flèche et revient 5 minutes plus tard un policier sur les talons. « Maintenant, c’est à vous de décider ou vous nous montrez votre titre de transport ou vous descendez au prochain arrêt ! » Les passagers suivent la scène attentivement et se regardent interloqués. Le rappeur sort de sa léthargie, d’un air provoc, et dit : « Eh ! Lâchez-moi, j’vais vous l’sortir l’ticket ! » Et sous l’œil ébahi de tous, balance un titre de transport en bonne et due forme à la tête du contrôleur. Le policier et le contrôleur se gardent bien de réagir et ressortent du wagon. Tous poussent un soupir de soulagement. Gertrude sent de grosses gouttes de sueur perlées au creux de sa poitrine. Elle n’est pas coutumière du train, et là c’en est un peu trop pour elle ! Elle sort son mouchoir brodé, se tamponne le front et consulte sa montre en or : 15 heures, encore une bonne heure avant le Havre. Elle soupire et regarde défiler le paysage par la fenêtre : les clos masure, les vaches, et les champs de colza. Gaspard tapote sur son IPhone, l’homme en tweed essaye de somnoler et le rappeur replonge dans son rap. Le train arrive à Yvetot. Une Normande rougeaude ouvre la porte du compartiment. D’une voix forte, elle dit : « y aurait ben un’ place pou’ mé, eh la femme là-bas, pousse ton panier, t’a pas payé pou’ c’ti-là », et elle s’affale de ses grosses fesses molles, de tout son poids entre Gertrude et l’homme en tweed qui lève les yeux au ciel. En l’écoutant, Gertrude se rappelle le langage de son enfance paysanne, qu’elle a laissé loin derrière elle et répond en faisant de la place : « cha vien, cha vien. » « Prochain arrêt Bréauté Beuzeville » annonce le haut-parleur. Le train reprend sa route imperturbablement. L’homme en tweed consulte son portable, Gaspard est intrigué ; c’est un modèle peu répandu, fort coûteux. Qui peut bien être cet homme ? L’homme en tweed se sent observé ; Gaspard détourne aussitôt son regard vers Gertrude, les yeux fixés sur son panier ; Mais qu’est-ce qu’elle a donc celle-là avec son panier ? se dit-il à lui-même, tu deviens parano, mon pauvre vieux et puis on étouffe dans ce wagon ! Il essaye de desserrer le col de son pull. Soudain, un crissement interminable, freinage maximum. Les passagers se trouvent projetés les uns contre les autres et le panier renversé. Très vite Gertrude le ramasse, en grommelant : » mais ça ne s’arrêtera donc jamais ! Qu’est-ce qui se passe encore ? » On entend des cris dans les autres compartiments. L’homme en tweed, en personne maître de la situation, demande aux autres : « Tout va bien ?, personne de blessé ? Ne bougez pas! Écoutons les consignes ». Le calme autoritaire de cet homme contient l’affolement général. Une dizaine de minutes plus tard le train repart. Gaspard est songeur et ne sait quoi faire. Dans la précipitation, il a cru apercevoir s’échapper du panier, une quinzaine de cutters, et un sac de poudre blanche. Et pourquoi, malgré son âge, Gertrude avait été si prompte à le ramasser ? Des pensées folles lui traversent l’esprit ; et s’il avait à côté de lui une Marie Bénard réincarnée ? Que faire ! Surtout ne pas lui montrer son trouble à cet ange démoniaque ! Attirer l’attention de l’homme en tweed, mais avec la Normande à côté, discrétion assurée !!! Alors ??? Patience est mère de la sagesse, et il se met un peu de Mozart pour se détendre, comme si de rien n’était. Les deux femmes entrent en conversation, en patois du pays, bien sûr. « D’ousque vous venez vêtue comme cha, z’êtes de la ville au moins. » Et Gertrude de répondre : « ben qu’non, j’sieu des environs, mais j’reviens d’la préfecture, et j’m’ rends au Havre, alors, j’ai mis un brin d’ toilette. » L’Yvetotaise de répondre : « Mé itou, mais j’méttions point mis en frais, just’ comme y faut ! C’est pas l’tout, mais vous, cha va-t-i ben anhuit ? Bien, bien avec su biau temps là, après la plie des s’menaines passées, et vous cha va –t-i comme vos voulez. Cha porrait être pis, mais cha porrait être mieux si vos veyez c’qu’je veux dir’. Qui qu’vos avez ? Man bourri, un vrai bourri d’ferme a désaillé l’portière avant d’ma veiture. Por sur qu’on peut point m’la barbotter comme cha, mais va falloir qu’je vé por la remplaché, quel affair’ !!!” « Oh, les péquenauds, vous la bouclez !! » hurle le rappeur Gaspard et l’homme en tweed rigolent discrètement, eux aussi en ont assez d’écouter ce qui leur semble être un baragouinage. L’Yvetotaise répond au rappeur, en Cauchois : « Dis té l’bézot, on t’appuierait sur l’né, qu’il en sortirait du lait, alors met un p’tieu d’eau dans ton vin!!! » « Oh ta bouche la gross ! » La femme excédée se lève en criant ** « Foutu galvodeu d’sac y d’corde,t ’ l’marmot allez, ouste, décanille té d’là » et prenant son parapluie tente d’assommer le rappeur. Gaspard profite de cette diversion pour renverser le panier de Gertrude. Les 3 hommes regardent une douzaine de cutters et deux gros sacs de poudre rouler sur le sol. À la vue d’un des sacs de poudre, le blanc le rappeur s’exclame : « — ha ha! elle se shoote la vieille guenon, ha ha! Tu fais tourner? » Gertrude énervée dit : « Ce n’est pas de la drogue c’est du sucre, d’abord! » « Oui, et les cutteurs c’est pour couper la brioche ? » répond le rappeur du tac au tac. L’homme en tweed aux aguets bien qu’excédé par l’attitude du rappeur reste silencieux. Gaspard, lui, vient de reconnaître l’insigne de son groupuscule sur les sachets. Il vient de comprendre que Gertrude va au même endroit que lui. Il rassemble les objets tombés et rend à Gertrude son précieux panier. Afin de ne pas déranger l’homme en tweed Gaspard murmure à Gertrude : « Excusez-moi Madame, j’ai percé le sac de sucre et celui de poudre marron ça pue le soufre maintenant, je suis désolé ». Gertrude se pince les lèvres. Gaspard reprend en baissant la voix : « Vos lames de cutters sont-elles neuves ?” « Oui, ne vous inquiétez pas elles trancheraient la gorge d’un poulet comme du beurre ! » répond Gertrude. Gaspard lui chuchote : « moi aussi je fais partie du réseau du Havre, avez-vous apporté le minuteur, les cartouches de gaz et la cocotte-minute ? » « Quoi ? Je n’entends pas, »” dit Gertrude, « je suis un peu sourde ! » Gaspard repose sa question en haussant la voix, Gertrude ravie de rencontrer un nouveau venu répond : « Non c’est un autre membre qui doit amener ça ! » Le rappeur sursaute. Il a en effet dans son sac un minuteur et des cartouches de gaz. Il dit : « Bien, on dirait que c’est moi l’autre membre! J’savais pas que j’avais rendez-vous avec des blaireaux comme vous ! » La grosse femme ouvre alors son sac et montre à la compagnie une cocotte-minute, des clous et des bobines de fil. « Chest ti cha qui convient à vous autres ? » « Oui, dit Gaspard. Bien voilà, on a tout, on va les éclater ! » et il poursuit : « C’est Marcel de Joinville, qui m’a contacté en sortant du violon il m’a dit va au Havre samedi, ils ont besoin de tes connaissances et tu pourras tirer profit des leurs. » Le rappeur dit : « Moi c’est Saîd d’Elbeuf qui m’a donné ça pour vous il m’a dit c’est pour le chalumeau. » L’homme en tweed est perplexe, s’éclipse discrètement dans le couloir. Il s’éloigne du compartiment, sort son Motorola, passe un coup de téléphone et revient dans le compartiment quelques minutes plus tard, comme si de rien n’était. Quand il s’assoit, plus personne ne parle, le train ralentit, on aperçoit le bleu du nouveau stade et les voitures défilées sur le boulevard de Leningrad. Arrivé gare du Havre les haut-parleurs clament : « Attention, attention! Éloignez-vous de la bordure des quais. Les passagers du train 6582 en provenance de Paris sont invités à rester à dans leur compartiment. » Sur le quai, une horde de policiers se dirigent vers la voiture 33. L’homme en tweed va à leur rencontre, leur montre une carte de la DGSE et leur demande de les suivre. Affolé, le rappeur se débarrasse d’une boulette de chiite qu’il pensait consommer. Le compartiment est assailli par la police. Le cœur de Gertrude va lâcher. Elle a peur. Un des policiers, les poussant vers la sortie de la gare sous l’air ébahi des passagers, les invective : « Allez, allez, monter tous dans l’fourgon, et plus vite que ça! » et se tournant vers Gertrude, « et L’Yvetotaise, et vous, vous n’avez pas honte à vos âges de trafiquer comme ça !!! » Gertrude en bafouillant répond tout de go : « Mais, mais, n’avions rien fait de mal, Monsieur le Policier. » « Rien fait de mal ? Et les cutters, la poudre dans vot’re panier et vos complices, la cocotte minute, les clous c’est pour me faire un pull peut-être…. » Et Gertrude de leur demander de les emmener à l’ancienne UCJG, boulevard de Strasbourg. Et pendant ce temps… À la salle prêtée par la Mairie du Havre, les bénévoles s’affairent. Sur les tables s’étalent diverses créations modelées par les mains agiles des différents membres des réseaux environnants. Café, boissons, biscuits, bonne humeur attendent les arrivants. Sur les murs trônent des photos de rassemblements festifs et une banderole décorée déclame son slogan :
‘Vos connaissances peuvent devenir les nôtres et vice-versa nos connaissances peuvent devenir les vôtres’
Mais quelques tables sont encore inoccupées. La responsable du réseau du Havre est inquiète et dit : « Les amis des réseaux de Paris, Rouen sont très en retard, que se passe-t-il ?” C’est alors qu’un car de police arrive brutalement sur le parking. Gertrude le chapeau de travers encadrée fermement par 2 policiers à la mine patibulaire en descend, suivie par Gaspard et les autres. Les amis du Havre interloqués observent la scène. L’organisatrice la reconnait, et s’exclame : “Mais c’est ma bonne Gertrude !, bien escortée à ce que je vois ” et elle s’approche d’elle. Gertrude indignée crie : « Il parait que nous sommes de dangereux criminels ! Mes amies prouvez à la police que c’est le contraire ! » L’organisatrice les fait rentrer dans la salle colorée et conviviale. Les policiers s’interrogent et se tournent vers l’homme en tweed : « Mais qu’est-ce c’est que cette histoire : vous m’avez parlé de dangereux criminels, de bombe artisanale…et nous ne voyons là qu’une réunion pacifique. » L’homme en tweed confus répond : « Mettez vous à ma place, poudre, cutter, cocotte minute, avec tout ce qui se passe en ce moment, on est en mesure de s’interroger. » La responsable, en montrant fièrement les panneaux accrochés au mur, explique aux policiers : « Cette dame, ici, » tout en redressant le chapeau de Gertrude, « fait partie du mouvement RERS : Réseau d’échange réciproque de savoirs. » Gertrude se redresse et dit malicieusement : « Eh bien Messieurs pour vous faire pardonner vous pouvez peut-être nous apprendre à faire une enquête? Et moi en échange je vous apprendrai tout sur le carton plume ! » Et tout le réseau de renchérir et oui, quelle bonne idée ! Ils inscrivent sur le tableau : Offre :’‘comment mener une enquête’ Après avoir consciencieusement vérifié les papiers d’identité de chacun et avoir eu des renseignements sur le casier judiciaire des voyageurs, les policiers se détendent. La fête peut enfin commencer à l’inter réseau du Havre.