Abeilles sous surveillance

2 BEES

Il y a 8 ans, en vous promenant dans nos bois vous auriez pu entendre les abeilles au travail ; en vous rapprochant vous auriez aperçu les ruches parmi les bouleaux.  Encore plus près et ces abeilles se seraient soulevées pour ensuite vous assaillir telle une armée acharnée. Notre voisine Madame Lenoir avait aussi une rangée de ruches au fond de son jardin. Son fils les avait transportées depuis Paris en voiture.  Pendant le voyage les abeilles dans leurs ruches perchées sur le siège arrière, se sont échappées.  Mais, le fils était tellement déterminé pour les emmener chez sa mère qu’il ferma les fenêtres, mit son chapeau d’apiculteur avec le voile, et appuya sur le champignon… Deux ans plus tard et les ruches dans les bois ont disparu.  Et Madame Lenoir n’avait plus ses abeilles. Les trois quarts de l’agriculture mondiale dépendent de la pollinisation, et la plupart de cette pollinisation est faite par les abeilles. Ainsi, les abeilles sont indispensables pour nos approvisionnements mondiaux en produits alimentaires – et donc notre survie dépend d’elles.

Orange Honey Bee
abeille mellifère

Pourtant, les abeilles sont sur le déclin. Qui, ou quoi, les tue? On a pointé du doigt les néonicotinoïdes, ces méchants produits chimiques agressifs que sont les insecticides que nous vaporisons sur nos cultures.   Personne ne nie que l’utilisation abusive des néonicotinoïdes rende les cultures toxiques, mais il y a grand besoin de revoir la question de façon plus approfondie. Les médias internationaux ont tendance à se concentrer presque exclusivement sur les néonicotinoïdes, en accusant les géants de la chimie qui les ont commercialisés. Pourtant, les problèmes concernant les abeilles sont infiniment plus complexes. Car selon les scientifiques, sont également responsables de leur disparition les ravageurs, les maladies mortelles, le changement climatique, et la mauvaise gestion des colonies.

Regardons les statistiques

Il est à noter que, selon les statistiques historiques publiées dans le Journal of Invertebrate Pathology / Elsevier, la population globale d’abeilles a, en fait, augmenté depuis 50 ans. Mais le diable est dans les détails : l’augmentation n’a pas été universelle.

 Total global number of managed honey bee colonies between 1961 and 2007 (FAO, 2009). Source: Journal of Invertebrate Pathology
Nombre global total de colonies d’abeilles dites ‘gérées’ entre 1961 et 2007 (FAO, 2009). Source: Journal of Invertebrate Pathology

Une forte baisse dans les populations ‘gérées’ a été signalée en Europe et en Amérique du Nord.  Mais il y a quelques pays dans ces régions qui ont vu une augmentation, d’autres une diminution.   Peut-on en déduire que ces pays où les chiffres sont en baisse abusent des néonicotinoïdes? Gèrent-ils mal leurs colonies? Ou est-ce que le climat y a-t-il été particulièrement défavorable? Ou peut-être  y a-t’il eu des invasions de parasites, et si oui, où exactement?

 Honey bee colony losses in the US 1944-2008. Source: Journal of Invertebrate Pathology
Pertes de colonies d’abeilles mellifères aux États-Unis 1944-2008. Source: Journal of Invertebrate Pathology

Des chiffres historiques comparatifs sur les populations d’abeilles ne sont pas faciles à se procurer.  Le groupe de réflexion indépendant Centre de recherche OPERA rassemble les chiffres européens récents.  Cependant, des données historiques et centralisées à l’échelle européenne ne semblent pas exister. Par contre, aux États-Unis des données E-U historiques existent, et ont été recueillies par le National Agricultural Statistics Service. The Journal of Invertebrate Pathology / Elsevier rapporte que les colonies mellifères ‘gérées’ aux États-Unis ont chuté de 61% par rapport à leur plus haut niveau de 5,9 millions en 1947 : seulement 2,3 millions déclarés en 2008 (voir graphique ci-dessus). Quels pesticides  fermiers utilisaient-ils après 1947 ? Quant à l’Europe, les statistiques de l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture citées par le Journal of Invertebrate Pathology montrent que le nombre de colonies a chuté de plus de 21 millions en 1970 et à environ 15,5 millions en 2007, soit une baisse beaucoup plus forte observée après 1990, ce qui coïnciderait avec la commercialisation des … néonicotinoïdes.

L’UNAF, l’Union Nationale de l’Apiculture Française nous dit que 300 000 ruches meurent chaque année en France. Depuis 2006, les États-Unis et l’Europe a connu des baisses et des disparitions inhabituelles, représentant un total moyen de 30,5%  entre 2006 et 2012.   Et durant l’hiver 2013, les pertes étaient de 42% plus élevé que l’année précédente. Plusieurs programmes nationaux de surveillance des colonies sont maintenant mis en place.  Les spécialistes ont attiré l’attention sur l’un de ces programmes le plus complet : le Programme de surveillance allemand Honey Bee* qui, bien que laborieux et coûteux, a pu livrer des données fiables permettant une analyse précise de la relation entre les facteurs de risque et le taux de mortalité dans les colonies.

Histoire : DDT et néonicotinoides
Avant les neonicotinoides, il y avait le DTT (dichlorodiphenyltrichloroethane).

Avant les néonicotinoïdes il y avait le DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane).  Le DDT, synthétisée en 1874, a d’abord été utilisé pour le contrôle du paludisme ; ensuite en 1939 il a été reconnu comme un puissant insecticide. En dépit des avertissements des scientifiques et écologistes sur l’effet néfaste pour la santé humaine, les années 1940 et 50 ont vu l’utilisation étendue du DDT qui était abondamment pulvérisé sur nos cultures en vue de détruire les insectes qui les ravageaient. La publication en 1962 du livre de Rachel Carlson Printemps silencieux a contribué à sensibiliser le public, avertissant de l’effet dévastateur de ce produit sur la santé et sur l’environnement. Des lobbies anti-DDT ont été à l’avant-garde dans ce domaine, mais il a fallu quarante ans avant que le traité de l’environnement international**, signé en 2001, n’interdise son utilisation.  Le traité  n’est entré en vigueur qu’en 2004. Pendant ce temps, dans les années 1980, dans le but de trouver un remplaçant plus sûr pour le DDT, Shell a mis au point des chimiques synthétisés – que Bayer ensuite a brevetés : les années 1990 ont vu la naissance de néonicotinoïdes.

Néonicotinoïdes

Les néonicotinoïdes sont une famille de cinq insecticides neuto-actifs avec un nom de famille facile à mémoriser, car il comprend le mot nicotine – cette famille est chimiquement similaire à la nicotine. Les sept membres de la famille néonicotinoïdes sont : thiamethoxame; clothianidine; imidaclopride; acétamipride; thiaclopride, dinotefuran et nitenpyram. Allez mémoriser tous ces mots … Mais nous les avons tous utilisés dans nos jardins et sur nos cultures. L’histoire se répète: comme avec la DDT, des inquiétudes sont nées au sujet de l’éventuelle toxicité des néonicotinoïdes. Mais il a fallu trente ans pour que la Commission européenne mette en œuvre une interdiction de deux ans sur l’utilisation de trois des néonicotinoïdes – en attendant des recherches plus poussées. Pendant ce temps, en France l’Assemblée parlementaire a voté cette année un amendement interdisant l’utilisation de néonicotinoïdes en raison de leur effet dévastateur toxique probable sur les abeilles: mais il ne sera légalement appliqué qu’en septembre 2018. Pourquoi attendre? Parce que les chercheurs scientifiques disent que les tests à ce jour ne sont pas suffisamment concluants ;  un autre argument contre l’interdiction est de donner aux agriculteurs le temps de trouver des solutions alternatives –  qui seront proposées par l’Anses (Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale).

La France veut attendre aussi les résultats de la recherche scientifique plus approfondie de l’EFSA –  l’Autorité européenne de sécurité des aliments de l’UE, dont un rapport est promis pour 2017.  Selon les scientifiques, les résultats des tests de laboratoire sur les abeilles ne sont pas représentatifs de la réalité sur le terrain.  D’autres tests sont nécessaires dans les champs.  Les abeilles travaillent en essaims alors que dans les laboratoires on fait les tests sur des abeilles isolées, souvent une abeille unique, ou seulement sur quelques unes. Un rapport de l’OCDE attire l’attention sur le stress des abeilles, facteur à prendre en considération; “Les abeilles sont touchées par le stress si elles sont testées pendant plus de 48 heures”.

Ravageurs et maladies

Le Centre de recherche OPERA pointe du doigt les ravageurs et les maladies. Par exemple, le destructeur Varroa est particulièrement dévastateur pour les abeilles; il est hébergé par l’Asian Honey Bee (l’abeille asiatique mellifère) qui diffuse et active un certain nombre

de virus tels que le virus de l’aile déformée (DWV), considéré comme le virus le plus répandu des abeilles en Europe, et l’un des principaux responsables de pertes de colonies.

Deformed Wing Virus (DWV) on adult bee. Source: OPERA Research Center; Bee Health in Europe
Deformed Wing Virus (DWV) – un virus qui déforme les ailes – sur une abeille adulte. Source: le frelon asiatique en France, 2013. Centre de recherche OPERA; Santé de l’abeille en Europe

Nosema spp est un autre coupable, connu déjà y a 100 ans, mais seulement en Europe en 2005. Il y a aussi le frelon asiatique – vespa velutina – ainsi qu’une foule d’autres maladies et ravageurs. Tous ces ennemis doivent être pris en compte et mis en balance avec d’autres facteurs interdépendants tels le climat, la mauvaise utilisation des pesticides, la mauvaise gestion de la colonie d’abeilles, et, – surtout – le comportement humain.

Asian Hornet findings in France, 2013. Source: OPERA Research Center; Bee Health in Europe
Frelon asiatique en France, 2013. Source: Centre de recherche OPERA; santé de l’abeille en Europe

 

Adult Asian Hornet
L’erreur humaine et l’âge antrhopocène

Les scientifiques affirment que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, où les activités humaines impactent sur l’écosystème mondial, provoquant l’extinction de plantes et d’animaux en polluant et en modifiant l’atmosphère de la terre.   Ils appellent cette nouvelle ère l’âge Anthropocène. Nous devrions donc nous pencher sur la nature de notre propre comportement humain, aussi.

  • Les abeilles sont utilisées par l’homme en tant que propagatrices de pesticides microbiens ; elles sont donc empoisonnées de façon directe (par l’homme) et indirecte (lorsqu’elles butinnent les fleurs infectées). Voir ce rapport de l’OCDE.
  • Le frelon asiatique, un prédateur qui envahit les colonies d’abeilles et qui attaque au vol, a été accidentellement introduit en France par l’homme au moyen d’un navire porte-conteneurs, pris dans une boîte de poterie chinoise livrée à l’Europe. Ce frelon en 2013 s’est propagé  à une vitesse moyenne de 100 km/an en France, sans parler de l’Europe…
  • Commerce: malgré les restrictions, l’importation des abeilles pour la pollinisation des cultures comporte des risques: les abeilles malades peuvent être importées, déliberament inconsciemment ou non. La contrebande d’abeilles, – l’importation illégale de reines ou d’abeilles – a été considérée comme une cause importante de  la propagation des maladies des abeilles et des parasites.
  • Météo et le changement climatique. Des périodes prolongées de froid, de pluie et de chaleur ont des conséquences sur la santé des abeilles.
  • Economie et politique: il a été suggéré que l’effondrement du Mur de Berlin a provoqué le déclin rapide des abeilles en Europe dans les années 1990. Avant la chute du Mur en 1989, le miel a servi de deuxième monnaie dans l’Union soviétique. Après la chute du Mur, il n’y avait plus la nécessité de cette deuxième monnaie et donc de maintenir des colonies.   L’Allemagne de l’Est a connu une baisse de 75% en un an après la chute du Mur dans sa production de miel, ce qui a bien évidemment déformé les statistiques.Pertes de colonies d’abeilles mellifères aux États-Unis 2006-2013. Source: www.beeinformed.org
  • les apiculteurs américains ont utilisé le parasite Varroa destructor – un acarien très résistant aux insecticides- pour contrôler d’autres acariens à l’intérieur des ruches. Une étude conjointe EPA-USDA dit que ceci a
    Honey Bee Colony losses in the US 2006-2013. Source: www.beeinformed.org
    Pertes de colonies aux Etats-Unis 2006-2013. Source: www.beeinformed.org

    Pertes de colonies d’abeilles mellifères aux Etats-Unis 2006-2013. Source: www.beeinformed.org été la principale cause de mortalité des abeilles.

  • L’utilisation abusive de produits: OPERA indique «il est important de noter que les causes les plus fréquentes des effets néfastes des pesticides pour les abeilles sont la mauvaise utilisation des produits et / ou l’ignorance des énoncés sur l’étiquette du produit par les agriculteurs, combinées à une mauvaise communication avec les apiculteurs, ou le mépris de ce dernier pour les bonnes pratiques apicoles “.

La collecte des chiffres, la recherche et l’interprétation des raisons pour lesquelles les abeilles meurent est une tâche difficile.  Par exemple, selon l’Anses, nous devons nous rappeler qu’il est normal que les abeilles meurent dans leurs ruches. Chaque hiver 5-19 % des colonies meurent de toute façon et, au cours des saisons d’élevage (février / mars et septembre / octobre), beaucoup meurent quotidiennement. Anses énumère toutes les raisons possibles pour leur moralité ici, et recommande une meilleure utilisation des néonicotinoïdes ici.

L’OCDE rapporte que la France a réalisé l’un des plus importants programmes de surveillance dans l’enquête de la sécurité des abeilles en face du traitement de thiaméthoxame dans le maïs: les résultats, selon le ministère français de l’agriculture, n’ont trouvé aucun effet de ce produit sur les colonies, même après plusieurs années d’exposition. Des produits suspects sous moratoire sont en attente d’une analyse plus approfondie.

L’Efsa – voir communiqué de presse ici – qui relève de la Commission européenne, va terminer son évaluation des risques des pesticides pour les abeilles en Janvier 2017. Il y a beaucoup de coupables donc, même si nous ne sommes pas encore venus à un verdict précis.  Mais il n’y a jamais de fumée sans feu, et les néonicotinoïdes ne peuvent pas s’échapper aux contrôles.

Et, dans cette nouvelle Age anthropocène, il est temps que nous examinons notre propre comportement de plus près. Nous sommes souvent prêts à blâmer les autres: nous blâmons les géants de la chimie avec leur avidité financière qui poussent à des solutions dangereuses pour résoudre les défis agricoles.  Et ces géants, à leur tour, nous accusent d’abus: ‘faut lire les instructions, idiot, car si vous utilisiez le bon dosage …’ Par nature humaine, nous pouvons être négligents ou, pire encore, avides d’un gain rapide au détriment de nous tous, y compris des abeilles, qui permettent à nos cultures de se développer et ainsi d’assurer notre sécurité alimentaire. Donc tout le monde – oui, tout le monde et inclus le climat dont nous sommes responsables – est dans le banc des accusés.

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