Le 4 juillet. Nous sommes dans la ville iñupiat de Kotzebue, la plus grande communauté du nord-ouest de l’Alaska. Kotzebue se trouve sur les côtes du golfe de Kotzebue, dans la mer des Tchouktches, au nord de la mer de Béring et en face de la Russie. Elle se situe à environ 50 kilomètres au nord du cercle polaire arctique. Avant l’arrivée des Européens, Kotzebue était un important port commercial de l’Arctique entre les Russes et les Esquimaux Iñupiat qui commercialisaient de la fourrure, des peaux et de l’huile de phoque, puis plus tard de l’or. À l’arrivée des chasseurs de baleines et des missionnaires, le commerce entre les deux peuples s’intensifia.
Quand on atterrit la veille, la banquise serre le rivage ; nous tremblons de froid dans nos parkas. Mais en l’espace de 24 heures, le thermomètre est monté en flèche et nous voilà transpirant sous un soleil digne d’un été du sud de la France.*
J’aurais dû dire qu’on frissonnait la veille dans nos anoraks au lieu de nos parkas, car un anorak authentique – le mot dérive de l’Inuktitut / Inuit « Annuraaq » signifiant vêtement – n’a pas d’ouverture avant, tout comme les nôtres n’en avaient pas : un anorak se met tête d’abord, tandis qu’une parka, telle qu’elle a été initialement conçue par les Inuits, est strictement plus longue – allant jusqu’au genou – avec une ouverture devant. Le mot « parka » provient de Nenets, la langue parlée par les peuples indigènes de la Russie arctique du Nord avec lesquels les Iñupiats ont échangé.
Nous n’avions pas prévu d’être à Kotzebue le jour de l’Indépendance des États-Unis (le 4 juillet). En fait, on a perdu la notion du temps, chose facile dans ce pays ensoleillé 24 heures sur 24. Mais là, nous sommes arrivés juste à temps pour les célébrations, et notamment le concours de Miss Arctic Circle où les filles défilent dans leurs belles parkas faites main.
La journée commence par des cris d’enfants et le rugissement des moteurs de camions, bruits qui nous réveillent. On va les rejoindre, en passant d’abord par le front de mer sous un soleil brillant pour constater que la banquise a complètement disparu, bien au-delà de l’horizon. La mer est d’un bleu vif, scintillant sous le soleil bien chaud. On rejoint la foule. Les camions avancent tout doucement, festonnés de drapeaux de toutes tailles, de branches de bois flotté, de pampilles, de sacs en plastique déchirés en rubans, de chaussures de neige, de jeunes dames revêtues de leurs parkas saluant la foule, leurs longs cheveux d’un noir éclatant au soleil.
Le camion des pompiers de Kotzebue figure aussi dans la procession, un homme à bord en peau d’ours polaire et brandissant une lance élaborée. C’est, paraît-il, le maire ou un conseiller municipal car tout le monde
semble le connaître. S’ensuit un camion transportant un petit biplace, les ailes s’étendant au-delà de la chaussée et d’où pend une figure empaillée et vêtue de peau de phoque.
Qui est-ce ? Peut-être le roi George III d’Angleterre dont les Américains se sont finalement séparés pour obtenir l’indépendance en 1776. De jeunes couples, leurs bébés emmitouflés dans les bras, des enfants excités et des badauds comme nous suivent la procession qui finit par s’arrêter sur le grand terrain de sport proche de la lagune où le concours de beauté va avoir lieu.
Le concours a tous les airs d’un défilé de mode. Mais ça n’en est pas un, au moins au sens européen du terme. Loin de là. C’est un véritable aperçu sur la généalogie et le climat social de ce peuple. L’arbitre du concours présente chaque jeune fille à son arrivée, annonçant à la foule son nom, le nom de son village natal dans le cercle arctique, et le nom de la couturière – souvent la grand-mère ou la tante. Le design de chaque parka retrace un événement historique particulier de l’histoire ancestrale de la famille, le motif symbolique étant normalement cousu à l’avant ou sur les épaules à l’arrière. Donc, malheur à quiconque essaie de copier ces dessins – ces ‘armoiries’ pour ainsi dire. En effet, une société de design britannique a essayé une année de les copier, provoquant la consternation du peuple inuit. Elle a dû vite retirer ses vêtements de la vente et présenter ses excuses. C’est donc une exposition publique d’événements familiaux historiques et malgré une chaleur inattendue – il fait 32 degrés Celsius ! – les filles mannequins sont fières de parader, sous tant de fourrures et de peaux d’animal, dans leurs parkas héraldiques, évidemment conscientes des histoires personnelles qu’elles portent.
En fait, il n’y a pas si longtemps, ces Inuits se rassemblaient près du rivage pour raconter leurs histoires familiales à haute voix. Puis, arrivée la période des rites de passage vers la vie d’une femme, elles furent obligées selon la tradition de rentrer à l’intérieur, dans leurs fumeries familiales, pour continuer leur contes. Dans certaines collectivités de l’Arctique, les garçons n’étaient pas autorisés à raconter ces histoires du tout, car on croyait que cela diminuerait leurs capacités de chasse.
Par son haut-parleur, l’arbitre explique de quel tissu est faite chaque parka. La plupart est en peau de phoque – mais certaines parkas sont cousues en peau de caribou, légère à porter mais chaude aussi, durable et imperméable suite au traitement fait avec les intestins de mammifères marins. Les capuches des parkas, qui sont munies d’une petite poche pour transporter un bébé, sont entourées par une fourrure de renard arctique ou de carcajou – fourrure qui attire la neige et d’où la neige peut être facilement secouée. Les sous-vêtements sont faits de fourrure placée contre le corps – souvent de la fourrure de bœuf musqué qui tient très chaud (ce que l’on découvrira le lendemain dans les montagnes où les bœufs de passage laissent leur fourrure accrochée aux rares buissons, qui nous servira bien à nous réchauffer les mains).
Mais ce ne sont pas que des parkas que les filles portent lors de cet événement : l’une d’entre elles arbore une paire de gants, chacun orné d’une tête de renard arctique. Les gants sont attachés à une sangle de cuir qui lui passe autour du cou. Et les bottes, appelées « kamiks » ou « mukluks », font également partie intégrante du spectacle. La plupart du temps, elles sont faites de peau de phoque avec des motifs correspondant à chaque parka.
Mais qu’il fait chaud ! Pensez que la veille il ne faisait que 1 degré ! Mais personne ne s’en plaint ; quelques membres de la foule ouvrent leurs parkas, enlèvent leurs pulls, pour les remettre aussitôt que de petites rafales de vent froid viennent des rives pour nous surprendre. Et puis il y a les moustiques qui dansent devant les visages et les bras dénudés que l’on chasse avec des gestes énervés tout en applaudissant les braves et très belles filles aux fronts luisant de sueur.
Une fois la cérémonie terminée et Miss Arctic Circle couronnée, le terrain est préparé pour le concours sportif des enfants. Tout à coup, deux jeunes garçons devant nous font un bond en avant vers le centre du terrain et se jettent par terre, tournant sur leur ventre pour être à l’horizontale, parallèles au sol, les jambes droit derrière,
orteils pliés et prêts à ‘sauter’, les jointures des mains prêtes à faire avancer le corps dans une série de petits ‘sauts’ en avant : ce jeu s’appelle le « Knuckle Hop » – voir photo (knuckle veut dire jointure en anglais). D’autres se précipitent pour se joindre à eux, s’écroulant dans un tas de rires, d’autres se lèvent pour s’agenouiller et bondir en avant pour ce que l’on appelle le saut à genoux. Ces enfants n’ont pas l’air de se soucier lorsque la plupart des familles ne s’y intéressent manifestement plus et partent dans leurs pickups ; ils continuent simplement à jouer bruyamment en groupes désordonnés sous l’œil de l’arbitre qui les encourage à se concentrer. Certains essaient le ‘High Kick’, sautant à une balle pendue d’un poteau, essayant de la frapper avec un pied poussé haut dans l’air. Nous terminons notre après-midi bien animé par une promenade vers le cimetière qui est perché sur une colline au bord du village, au-dessus du lagon, et d’où on a la seule vue sur la ville. Kotzebue est située sur une étroite bande de terre dans la péninsule de Baldwin ; elle est la porte d’entrée de la réserve nationale Bering Land Bridge National Preserve, de la Noatak National Preserve et de la Kobuk Valley National Park. Là on entend un petit bruit de craquement dans le sous-bois. On s’arrête : on pense être seul avec le vent, les bergeronnettes, les pipits. Mais quelqu’un ou quelque chose erre autour des monticules de terre et de pierres. C’est comme si un corps s’animait et se levait de sa tombe. Mais non, nous voilà face à face avec un jeune caribou bien miteux, sa fourrure n’ayant rien à voir avec les beaux manteaux de caribou que nous venons de voir. Mais ce n’est que la mue, et il continue à errer parmi les tombeaux perchés à divers angles à cause de la fonte puis du gel du pergélisol.
Puis on reprend la descente vers la mer ; on est en début de soirée et nous marchons le long du rivage, près des camps de pêche où des saumons morts sont rangés sur des étagères en bois suspendues pour sécher. Le crépuscule nous peint un beau tableau d’un rose lumineux sur le sable, nous révélant les restes d’un phoque barbu**, les entrailles tordues puis étendues comme les tresses d’une sirène étrange, me rappelant Sedna, la légendaire déesse-phoque Inuit. Peut-être, se dit-on, que des morceaux de ce phoque serviront aux autochtones à coudre une belle parka et les entrailles à la rendre imperméable.
Les phoques annelés, aussi appelés phoques rubanés, les phoques barbus, et les phoques tachetés dits phoca largha sont chassés ici par les indigènes côtiers de l’Alaska pour fournir de la nourriture, de l’huile, des matériaux, des vêtements et de l’artisanat. Les autochtones d’Alaska ont négocié des droits pour l’abattage contrôlé d’espèces protégées pour leur subsistance. (Voir conversation avec William en ‘La chasse à la baleine, ancienne et moderne‘.)
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- *Selon la revue Nature, depuis 1979 chaque année la glace dans la région de l’Arctique diminue de 3%. En 2016 la glace est particulièrement rare, et surtout dans la mer de Béring, dû en partie de l’effet El Nino.
- **Pour des cartes, mises à jour réguilièrement, donnant la localisation des phoques, voir the Alaska Department of Fish and Game website.