Après avoir visité les serres géothermiques de Fludir en Islande et avoir entendu parler de l’augmentation du prix de l’électricité malgré les nombreuses chutes d’eau et sources géothermiques du pays, nous sommes sortis d’une baignade de plus dans les eaux fumantes à 39 °C de la lagune chaude et avons décidé d’approfondir la question. D’après l’Agence internationale de l’énergie (voir le graphique ci-dessous), l’Islande est autosuffisante à 100 % pour ses besoins en énergie grâce à sa position unique entre les plaques tectoniques nord-américaine et eurasienne, ce qui la dote de milliers de cascades spectaculaires et de vastes champs géothermiques qui exhalent d’interminables voiles de brume flottant au-dessus des vallées et des montagnes de basalte.
La quasi-totalité de l’électricité et de la chaleur produites en Islande provient de sources hydrauliques et géothermiques. Si vous avez la chance de disposer d’un champ géothermique sur votre propriété privée en Islande, vous pouvez en faire l’usage que vous souhaitez mais malgré cela, l’énergie islandaise appartient presque entièrement au gouvernement et aux municipalités qui la louent à des entreprises selon une politique d’attribution décrite par le FMI comme complexe et déroutante. Mais revenons à l’aspect évoqué en premier dans mon article précédent : pourquoi, nous sommes-nous demandés, l’électricité devrait-elle être si chère (d’après ce qui nous a été dit) alors qu’elle est si abondante et facilement accessible ? Les prix sont-ils vraiment si élevés ? Ou bien sont-ils seulement perçus comme élevés dans le pays ? Comme tout et partout ailleurs, les prix augmentent et l’inflation est élevée en Islande ces derniers temps. Mais d’après un rapport de l’Organisation pour la coopération économique et le développement, les prix de l’électricité en Islande sont, au contraire, bien inférieurs à la moyenne de l’OCDE. Et le FMI est du même avis.
Cela étant dit, le projet de construction d’un câble sous-marin jusqu’à l’Écosse pour exporter l’électricité excédentaire pourrait faire augmenter encore davantage les prix de l’électricité, ce qui profiterait aux producteurs d’électricité mais certainement pas aux consommateurs. Nous avons poussé plus loin l’investigation : outre l’électricité, quel facteur pourrait être responsable de l’augmentation des frais pour les producteurs en serre ? Tout d’abord, les subventions ont diminué. D’après le rapport « Politiques agricoles : suivi et évaluation 2015 » de l’OCDE qui a obtenu ses chiffres du gouvernement islandais, ce dernier accorde moins de subventions aux horticulteurs qu’aux pisciculteurs et aux éleveurs.
Nous commencions à comprendre. Les horticulteurs sont en bas de l’échelle des priorités. Cela n’a pas aidé, pas plus que les décisions politiques et en particulier celles concernant les tarifs d’électricité. Au début du 21e siècle, le gouvernement a éliminé les droits de douane sur les produits alimentaires importés (y compris les cultures sous serre) afin de maintenir des prix alimentaires bas pour les consommateurs. Cette décision a protégé les consommateurs mais pas les cultures sous serre islandaises. C’est pourquoi cette politique douanière a été supprimée en 2002. À la place, le gouvernement a augmenté les subventions agricoles, en partie pour aider à compenser l’augmentation du prix de l’électricité.
Mais les aliments importés étaient encore moins chers et les horticulteurs ne pouvaient les concurrencer. Beaucoup ont cessé leur production. En 2007, une autre décision politique visant à soulager la situation a imposé une taxe de 10 % aux légumes frais importés de l’extérieur de l’Union européenne. (voir l’enquête de G.M. Butrico de l’université d’État de Kent, 2013).
D’après Butrico, ces changements en termes de politique se sont traduits par un déclin du nombre de producteurs en serre entre 1990 et 2008. Cependant, la production de tomates et de concombres a crû de 66 %, ce qui indique que les fermes horticoles (même après une légère réduction globale de leur surface) résistent grâce à leur haute technologie et leur savoir-faire.
Rien qu’à Fludir, nous avons renoncé à compter les serres. Et certaines étaient manifestement très anciennes et abandonnées. Les premières serres connues ont été construites en Islande dans les années 1920. Il est en effet intéressant de prendre du recul et de survoler rapidement l’histoire de la production alimentaire générale en Islande : entre le 9e siècle et le 14e siècle, l’Islande disposait de quantités abondantes d’orge, de lin et de bétail, ce qui lui assurait l’autosuffisance. Puis survint le petit âge glaciaire qui a nui aux cultures. La Norvège a ensuite colonisé le territoire et ouvert le commerce. L’Islande a alors commencé à importer des céréales et de la farine qu’elle ne parvenait plus à produire, en échange de poisson et de laine. Le début de la dépendance Lorsque le pays est passé sous contrôle danois par la suite, la situation s’est aggravée car les Danois ne s’intéressaient pas à la laine et aux poissons islandais. Au 18e et 19e siècles, des hivers très froids ont provoqué d’autres pénuries alimentaires tandis que des éruptions volcaniques ont tué le bétail et que les céréales importées du Danemark sont devenues infestées. La famine, les maladies et les empoisonnements consécutifs ont tué la moitié de la population déjà très peu nombreuse.
Il était temps de revenir à l’autosuffisance que l’île avait connu jadis, à « l’indépendance » que Laxness s’efforçait de décrire ; il était temps de revenir à l’alimentation locale traditionnelle. Au 19e siècle, les agriculteurs se sont tournés vers la maîtrise des sols naturellement chauffés pour allonger les durées de croissance. Des serres ont ensuite été bâties. Les ressources géothermiques de l’Islande ont non seulement contribué à la production de nourriture, mais aussi doté les Islandais du chauffage domestique et de l’eau chaude au cours des siècles. Au début du 20e siècle, les habitants ont commencé à dompter ces ressources pour chauffer plusieurs maisons à la fois ainsi que leurs nouvelles serres. Ces efforts étaient à l’échelle individuelle et financés individuellement, mais les autorités ont commencé à s’y intéresser dans les années 1930 en construisant de telles infrastructures à plus grande échelle. Grâce à l’afflux de dollars en Islande après la deuxième guerre mondiale, le système de chauffage urbain s’est développé encore davantage à Reykjavik. La production géothermique progresse depuis 1971 et réalise une percée spectaculaire depuis 2006.
En 1978, la station géothermique de Krafla a été la première à utiliser une source géothermique pour produire de l’électricité en plus d’une source hydraulique. La vapeur géothermique extrêmement chaude était désormais utilisée pour chauffer de l’eau froide, et l’Islande a commencé à exporter son électricité à des prix compétitifs à partir des années 1980. Des industries à forte consommation d’énergie ont prospéré et il existe aujourd’hui cinq grandes centrales géothermiques dont le gouvernement islandais est propriétaire à 97 %.
Défense de fumer
La transition du mazout à l’énergie géothermique pour le chauffage a fait économiser au total 8,2 milliards de dollars à l’Islande entre 1970 et 2000, d’après le rapport Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO. Le pays a aussi réduit de 37 % ses émissions de dioxyde de carbone. Les ressources énergétiques géothermiques et hydrauliques de l’Islande sont désormais capables d’alimenter l’industrie à forte consommation d’énergie, qui prospère et se développe rapidement (notamment les fonderies d’aluminium). Pas besoin de pétrole ni de charbon.
Mais l’énergie géothermique n’est certes pas entièrement propre : les émissions de sulfure d’hydrogène (H2S) des centrales géothermiques ont doublé. Outre l’odeur, des problèmes respiratoires ont été signalés dans les environs de Reykjavik. La surveillance est cependant assidue et la pollution est sous contrôle par rapport à d’autres pays, d’après l’Organisation mondiale de la santé. La pollution lumineuse est aussi préoccupante pour la nouvelle génération de serres géothermiques (voir la fin de cet article).
Quelle est alors la raison de cette crise ?
Rien d’étonnant à ce que l’Islande soit le plus grand producteur d’électricité par habitant au monde d’après ASKJA Energy. Avec des ressources naturelles si puissantes à sa disposition, pourquoi l’Islande a-t-elle subi une crise si spectaculaire en 2008 ? Il est vrai que le pays n’était pas seul dans ce cas ; l’Islande a été l’un des nombreux pays touchés par la crise économique, mais sa bulle bancaire a éclaté de manière spectaculaire. Certains disent que ces malheurs ont été causés par les Islandais eux-mêmes, avec un mélange de népotisme et de cupidité : acheter, dépenser, emprunter. Le film de 2010 The Future of Hope (l’avenir de l’espoir) montre un entrepreneur en faillite qui dit de la crise islandaise : « nous nous sommes égarés dans la cupidité ». En 1934, Halldor Laxness lançait un avertissement : « Pour que la communauté agricole islandaise puisse un jour devenir autre chose que le paillasson misérable du pouvoir marchand, nous devons mener une action concertée et nous rassembler autour de l’étendard de nos propres intérêts financiers. » (Gens indépendants).
L’année 2008 a rappelé de manière spectaculaire l’égarement de l’Islande par rapport à son identité historique, à quoi s’est ajoutée l’éruption du volcan Eyjafjallajökull en 2010 qui a perturbé le commerce et les services et a cruellement mis en lumière la fragilité nouvelle du pays. En 2010, la tentative d’achat de la société islandaise d’énergie géothermique HS Orka (renewablenergyworld.com) par une entreprise canadienne a provoqué un tollé. Un puissant mouvement d’opposition lancé par la chanteuse Björk et soutenu par des parlementaires a affirmé que la perte de contrôle gouvernemental avait aussi pour conséquences une perte d’identité et davantage de vulnérabilité. Suite à cela, l’entreprise canadienne a revendu un quart de HS Orka à des fonds de pension islandais. L’Islande se redressait.
Le peuple islandais fait preuve de résilience et s’est montré à la hauteur du défi. « C’était la meilleure chose qui pouvait arriver à l’âme de l’Islande » explique l’entrepreneur du film, qui montre comment le pays pourrait avoir un écosystème entièrement durable.
L’Islande s’est en effet montrée à la hauteur du défi avec des résultats encourageants grâce à une détermination et un pragmatisme impressionnants depuis 2008, ce que confirment les données économiques encourageantes (voir le graphique). Notre tour de l’île en voiture a clairement illustré cette réalité sur le terrain. Nous y avons vu des hôtels flambants neufs alimentant un tourisme en pleine croissance et des complexes industriels géants crachant de la vapeur par des cheminées à travers d’immenses parcs volcaniques. Nous l’avons aussi vu dans les sourires fiers de Guðjón et Helga lorsqu’ils nous montraient leurs produits frais et savoureux, qu’ils qualifiaient avec insistance de « purement islandais », non pollués, cultivés dans le pays. L’Islande retrouve son identité.